L’analyse, signée d’une autre légende éternelle du jeu, résume un personnage devenu presque plus grand que son sport: « Pelé a dépassé les limites de la logique ». En huit mots, Johan Cruyff a déroulé un destin qu’on aurait pu le faire en mille. Pour raconter Edson Arantes do Nascimento, décédé ce jeudi à l’âge de 82 ans, après de longues années où sa santé a oscillé entre des nouvelles positives et des rechutes négatives, il ne faut pas compter les mots mais les buts. Sa marque de fabrique.
Certaines sources en évoquent 1.281 ou 1.301 en carrière. Sur son compte Instagram, le Brésilien en annonçait 1.283. Peu importe. Avec un football très peu télévisé, son époque n’invitait pas au compte exact. Les 767 revendiqués en matches officiels, eux, ont été battus par un certain Cristiano Ronaldo en mars 2021. Qui offrait alors un hommage en sorte de révérence au saint patron de l’histoire de son sport, seul joueur de l’histoire à pouvoir afficher trois succès en Coupe du monde: « Aucun joueur n’a grandi sans écouter des histoires sur son jeu, ses buts et ses victoires, et je ne suis pas une exception ».
Le Portugais pointait sa « joie » et sa « fierté » de battre ce record, « une chose dont (il) n’aurai(t) jamais rêvé enfant ». Rejoindre Pelé offre ce niveau d’éternité rare: au-delà du rêve. Un mot qui définit si bien sa trajectoire. Né à Três Corações, qui signifie « Trois Cœurs » en français comme un clin d’œil à ses futures victoires en Coupe du monde, le Brésilien voit ses premiers pas marqués du sceau du doute. Deux actes de naissance apparaissent, le registre de l’état civil et celui de la paroisse où il a été baptisé, avec deux dates de naissance (21 et 23 octobre) et prénoms (Edison et Edson) différents. Les deux derniers resteront.
Très actif, le bambin suit vite son père à l’entraînement et va y gagner le surnom « Pelé » dérivé du « Pilé » qu’il balançait pour parler d’un gardien nommé Bilé. Le ballon rond va devenir sa vie. Repéré, il intègre le Bauru Athletic Club à treize ans. Deux ans plus tard, il suit l’idée de l’homme qui avait jeté son dévolu sur lui, Waldemar de Brito, et quitte sa famille pour s’installer à Santos et rejoindre le club local. Malgré son âge, il s’entraîne tout de suite avec l’équipe première, intégrée à l’occasion d’une rencontre amicale en septembre 1956 où il inscrit le premier but officiel d’une (très) longue série. Moins d’un an plus tard, en juillet 1957, il découvre l’équipe du Brésil et fait trembler les filets dès ses deux premiers matches en sélection contre l’Argentine. A seize ans seulement.
Un printemps de plus au compteur et celui qui termine déjà meilleur buteur du championnat de l’Etat de Sao Paulo (qu’il remportera onze fois en tout en plus de six titres de champion du Brésil) part pour la Suède et le Mondial 1958. La planète va découvrir un phénomène. Absent des deux premiers matches pour cause de blessure, il régale à partir des quarts: but décisif contre le pays de Galles, triplé face aux Bleus en demie, doublé contre la Suède en finale. Un de ces deux buts est inscrit sur une volée après un coup du sombrero sur un défenseur. Sigge Parling, membre de l’arrière-garde suédoise, s’incline face à (beaucoup) plus fort: « J’avais envie de l’applaudir ».
Huit ans après le drame du Maracana et la perte du trophée mondial à domicile face à l’Uruguay, le Brésil tient enfin sa couronne. Pelé a dix-sept ans et deux cent quarante-neuf jours. Un record de précocité pour un champion du monde jamais battu depuis. A Santos, Pelé continue d’enfiler les buts comme les perles et de garnir son palmarès. Son histoire d’amour avec la Coupe du monde reprend en 1962, au Chili, où il se blesse dès le deuxième match après avoir marqué lors du premier. Il ne pourra plus participer au moindre match dans cette compétition, où il était censé remplacer… le gardien de but titulaire dans les cages si ce dernier se blessait en cours de match (il prendra la place de Gilmar dans les buts de Santos lors d’un match en 1964).
« Trésor national non exportable »
Mais le triomphe du Brésil, porté par un grand Garrincha (le Brésil n’a jamais perdu quand lui et Pelé étaient alignés ensemble), lui offre un deuxième sacre planétaire à vingt-et-un ans. Le pinacle de sa réussite en club suivra derrière avec deux Copa Libertadores – la C1 sud-américaine – et deux Coupes Intercontinentales de rang (1962 et 63) qui assoient Santos sur le toit de la planète football. Débutées les années précédentes, à l’image du match contre le Racing à Colombes en juin 1961, les tournées à travers le monde se multiplient, notamment en Europe où les meilleurs clubs tentent de l’attirer dans leurs filets. Au point de pousser le Congrès brésilien à siffler la fin de partie en le déclarant « trésor national non exportable ».
Mais la multiplication des matches et la cible qu’il représente pour les défenseurs vont le rattraper. Lors de la Coupe du monde 1966, où le Brésil arrive dans la peau du favori en quête d’un triplé inédit, le Bulgare Dobromir Zhechev et le Portugais João Morais s’occupent de son cas dans les deux matches qu’il dispute (il avait raté le deuxième pour être préservé physiquement). Les arbitres ne le protègent pas assez et Pelé doit subir. « J’ai commencé le travail, Morais l’a terminé », lance plus tard Zhechev. Battu deux fois en trois rencontres, le Brésil sort dès le premier tour. Et l’Angleterre peut s’offrir ce qui reste à ce jour son seul grand trophée international.
La vengeance interviendra quatre ans plus tard au Mexique. Après deux ans sans sélection, déception de 1966 oblige, Pelé revient et va offrir avec les siens ce qui reste comme la plus belle performance d’ensemble dans un Mondial. Si 1958 restera son chef d’œuvre personnel, 1970 est celui d’une équipe éternelle. Qui lui vaudra aussi le titre de « meilleur joueur » de cette édition. Quelques mois après avoir inscrit son « millième » but en carrière, en novembre 1969 sur un penalty contre Vasco de Gama qui provoquera une interruption de vingt minutes du match pour un tour d’honneur (le 19 novembre, date exacte, est officiellement le « jour Pelé » à Santos), il mène le Brésil à un troisième sacre planétaire en douze ans qui lui permet d’emporter pour de bon le trophée Jules-Rimet.
« Comment épelez-vous Pelé? GOD! »
Sur la route du titre, les buts qu’il ne marque pas sont presque aussi légendaires que ceux qui font trembler les filets. Il y a ce lob de cinquante mètres sur le gardien tchèque Ivo Viktor qui passe à quelques centimètres. Cette tête piquée à bout portant que le gardien anglais Gordon Banks va chercher sans que l’on comprenne bien comment, l’intéressé y compris: « J’ai marqué un but mais Banks l’a arrêté ». Il y a surtout ce grand pont sans toucher le ballon sur le gardien uruguayen Ladislao Mazurkiewicz, sans parvenir à cadrer derrière, dans une demie qui efface les vieux démons brésiliens de 1950.
Son but en finale contre l’Italie sera un symbole fort, le centime de la sélection auriverde dans son histoire en Coupe du monde, et sa passe aveugle sur le quatrième un bonbon à jamais gravé dans la légende de la compétition. Tarcisio Burgnich, le défenseur italien, s’incline avec respect: « Avant la finale, je me disais qu’il était en chair et en os, comme moi. J’ai ensuite compris que je m’étais trompé. » Le lendemain, outre-Manche, le Sunday Times balance un titre qui veut tout dire: « Comment épelez-vous Pelé? GOD! » (Dieu en français). La superstar du foot fascine. Cette même année, deux factions impliquées dans la guerre civile au Nigeria ordonnent un cessez-le-feu de quarante-huit heures pour voir Pelé dans un match d’exhibition à Lagos!
Sa retraite internationale intervient l’année suivante, en 1971, malgré les cris d’amour du public qui veut le voir rester en sélection. Il quittera Santos trois ans après, en 1974, mais rechausse les crampons en 1975 pour liquider ses dettes (il avait également joué un match amical pour le club libanais Al Nejmeh Beyrouth dans cette optique en 1974). Direction New York et le club du Cosmos où il tentera de faire exploser le soccer aux Etats-Unis et parviendra à remporter un titre de champion de la NASL (le championnat nord-américain) aux côtés d’autres stars comme Franz Beckenbauer, Carlos Alberto, Giorgio Chinaglia ou Jomo Sono.
Icône et modèle
Son match d’adieu se déroule en octobre 1977 entre le Cosmos et le Santos FC, avec une période dans chaque équipe. Pelé quitte le football en larmes, à trente-sept ans. Avec un héritage monstre. On peut bien sûr citer le joueur, complet, technique, physique, rapide, capable de sauter plus haut que les autres (il a toujours été bon de la tête même s’il regrettait de n’avoir « jamais pu battre » le record de cinq buts de la tête sur un même match de son paternel) et de réaliser des gestes qui touchent à l’art footballistique.
On doit surtout citer l’icône, le modèle à l’impact énorme bien au-delà de sa génération et aux nombreux records de précocité qui ont entraîné des comparaisons directes pour Kylian Mbappé quand ce dernier a explosé au plus haut niveau. Plus jeune buteur de l’histoire du Mondial, le dernier survivant de la finale de 1958 avec Mario Zagallo fait partie des quatre joueurs vainqueurs du Mondial et meilleurs buteurs de l’histoire de leur sélection (77 pour lui) avec Miroslav Klose (Allemagne), David Villa (Espagne) et Thierry Henry (France) et des quatre joueurs à avoir marqué dans quatre éditions différentes du Mondial avec Klose, Uwe Seeler (Allemagne aussi) et Cristiano Ronaldo. Neymar devrait finir par le doubler dans ce classement. Mais la carrière du joueur PSG sera très, très loin de laisser le même impact…
Pelé a marqué six fois cinq buts dans un seul match, trente fois quatre buts et quatre-vingt-douze fois trois buts. Son record sur une seule rencontre? Huit réalisations, contre Botafogo en 1964. Celui qui n’a jamais remporté la Copa America (finaliste en 1959), une hérésie vu son palmarès, a été élu « athlète du siècle » par le CIO et « joueur du XXe siècle » par la FIFA. Pour beaucoup, et comment leur donner tort, il est le meilleur joueur de l’histoire du sport le plus populaire de la planète, tout simplement. Ballon d’Or d’honneur début 2014, nommé dans la « Dream Team FIFA » au début des années 2000, il restera aussi comme l’auteur en mars 1961 du « plus beau but de l’histoire du Maracana » (inscription d’une plaque commémorative), le mythique stade de Rio de Janeiro, quand il remonte le ballon sur soixante-dix mètres mètres et élimine sept joueurs avant de prendre le gardien de Fluminense à contre-pied.
Les fans de « Flu », pourtant battu 3-1, lui rendront un vibrant hommage à la hauteur du bijou… qui n’est pas son préféré. Son cœur penche pour un but contre la Juventude, en août 1959, où il loba quatre adversaires dont le gardien sans laisser le cuir toucher le sol avant de conclure de la tête (on retrouve l’animation de ce but dans Pelé Eterno, un documentaire sur son parcours). Après sa carrière, Pelé multipliera les activités. Il s’engage dans l’action humanitaire via l’UNICEF et l’UNESCO pour venir en aide aux enfants en difficulté. On l’a aussi vu porter la bataille contre les drogues ou pour le processus de paix israélo-palestinien.
Mais c’est bien le football qui aura dicté son existence jusqu’au bout, à l’image de cette vidéo où on pouvait le voir échanger un ballon rond avec une infirmière lors d’un passage à l’hôpital en septembre 2021 (où il avait subi une ablation d’une tumeur au côlon). Victime d’une grave infection urinaire et placé sous dialyse (une côte cassée pendant un match avait endommagé son rein droit qui avait fini par être retiré) fin 2014, hospitalisé à Paris en avril 2019 pour une infection urinaire sévère (on lui avait retiré un calcul rénal à son retour au Brésil), placé une dizaine de jours en unité de soins intensifs en raison de difficultés respiratoires en septembre 2021, il a longtemps dribblé la maladie comme il se jouait des défenseurs. Mais le temps a rattrapé le monument. Il était plus grand que la vie, plus grand que son pays, plus grand que le foot. Il était Pelé, et cela suffit à comprendre. Le « Roi » est mort. Vive le « Roi ». A jamais sur son trône.
BFM
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